Réhabiliter l'improvisation dans la musique classique
Par Francesco Biamonte - Revue Musicale Suisse, janvier 2002
Dans les mois à venir, la RMS consacrera une série d'articles à la musique improvisée. Premier épisode avec l'organiste Gaël Liardon, fondateur d'une manifestation unique en son genre : le Festival de musique improvisée de Lausanne.
Gaël Liardon a tout juste 28 ans. Venu à la musique relativement tard, il en a néanmoins fait son métier. A côté d'une activité d'organiste, il a mis sur pied une manifestation unique : le Festival de musique improvisée de Lausanne (FMIL), qui prépare pour août 2002 sa sixième édition. Centrée à l'origine sur l'orgue, cette manifestation aspire actuellement à mettre en valeur la pratique de l'improvisation pour elle-même, en dehors de toute considération d'époque ou de style. Le FMIL organise ainsi une dizaine de concerts à chaque édition, et cinq à six cours d'une journée, ouverts aux amateurs comme aux professionnels. Depuis peu, il s'est constitué une Association (AMIL), ainsi qu'une académie, qui poursuit sur l'année le travail amorcé au cours du festival, Le FMIL possède en outre un site internet détaillé (www.fmil.org).
Gaël Liardon, comment en êtes vous venu à mettre sur pied le Festival de musique improvisée de Lausanne ? J'ai commencé le clavecin à 14 ans avec Pierre-Alain Clerc. Dès le début, j'ai ressenti l'envie de comprendre comment on fabrique un morceau de musique. Quand je déchiffrais du Bach, je me demandais toujours "mais comment a-t-il fait?" Un jour, mon professeur a apporté au cours un traité de basse chiffrée de Dandrieu ? une méthode d'harmonie pratique du XVIIIe siècle, parfaitement utilisable aujourd'hui. En pratiquant ces exercices, j'ai compris que la réponse à ma question était à chercher dans cette direction. J'ai réalisé plus tard que la basse chiffrée et sa réalisation constituaient en fait la base de l'apprentissage musical à l'époque du traité.
Après la maturité, j'ai eu l'occasion de faire un stage passionnant dans la manufacture d'orgues de Felsberg, dans les Grisons, qui se distingue par son haut niveau dans la recherche sur les orgues anciens. Là, j'ai rencontré Jean-Marie Tricoteaux: un facteur d'orgue qui improvisait remarquablement. Je ne peux pas décrire ce que je ressentais en l'écoutant. Ça n'avait rien à voir avec ce qui se serait produit s'il avait lu une partition, c'était quelque chose d'un autre ordre. C'était une sensation très forte. J'ai décidé que je voulais apprendre à faire ça.
J'ai ensuite commencé des études d'orgue au conservatoire, toujours avec Pierre-Alain Clerc. J'étais obsédé par l'improvisation, je voulais en faire à tout prix, j'en parlais tout le temps à mon professeur. L'idée est alors née entre nous de monter un festival. La première édition a eu lieu en 1997. Quels sont les objectifs de ce festival ? L'improvisation, dans la pratique musicale, est un élément absolument fondamental. Le milieu de la musique classique vit aujourd'hui une situation anormale, en ceci que l'improvisation en est pour ainsi dire absente. Nous voulons réhabiliter l'improvisation dans la pratique musicale. Enormément de gens n'ont pas même l'idée que l'improvisation peut exister.
En entendant une pièce qui sonne classique, comme du Mozart par exemple, ils ne pensent pas qu'une musique de ce genre puisse se faire autrement qu'en se mettant à une table en effectuant un travail intellectuel de longue haleine. Et je voyais aussi les choses comme ça, il y a quelques années. Aujourd'hui, je crois que cette vision de la musique est fausse. C'est le contraire qui est vrai : la musique, même "classique" a longtemps été avant tout improvisée, et ensuite seulement écrite. Cela n'a changé que relativement récemment. Le festival vise à rassembler les rares musiciens du classique qui pratiquent l'improvisation: d'une part pour leur permettre de se rencontrer, d'autre part pour que le public voie et entende que cela existe; c'est aussi l'occasion d'organiser des cours pour les musiciens intéressés.
De plus en plus de gens cherchent aujourd'hui à promouvoir cette même idée, même si notre festival est à ma connaissance unique en son genre. Les choses commencent à changer. A la Schola Cantorum Basiliensis, qui est une institution de pointe, Rudolf Lutz s'efforce actuellement de mettre sur pied un diplôme d'improvisation. Mais cela prend du temps. Comment se définit cette pratique, l'improvisation ? La manière la plus simple et juste de définir l'improvisation, c'est de dire qu'elle est à la musique ce que parler couramment est au langage verbal. Cette phrase, il faut l'encadrer et la suspendre au-dessus des cheminées. La musique est un phénomène sonore, et elle se transmet avant tout par voie sonore. Mais l'écriture s'est tellement développée en occident qu'elle a pris le pas sur la transmission sonore.
On en est arrivé aujourd'hui au stade où on apprend aux gens à lire sans leur apprendre à parler. Les musiciens que l'on forme aujourd'hui dans les conservatoires sont essentiellement des récitants, qui récitent d'ailleurs souvent dans une langue qu'ils ne comprennent pas. Je ne dis pas que c'est un mal d'enseigner la récitation, mais c'est insuffisant.
Il faut bien comprendre que l'improvisation n'est pas un domaine spécial de la musique: c'est la manière la plus naturelle d'en faire. C'est la manifestation première de la musique. Au même titre que parler couramment est la manifestation première du langage verbal. C'est par le biais de la musique baroque que l'improvisation ressurgit dans les musiques dites "classiques", au sens large. Et le programme de votre festival, jusqu'à présent, en a témoigné. Ce n'est pas un hasard, si vous avez cité la Schola Cantorum, qui est une école de musique ancienne.
La recherche en musique ancienne a joué un rôle crucial. Il y avait là des musiciens qui voulaient retrouver une authenticité dans la pratique ancienne. Ils sont arrivés à la conclusion que l'impro était indispensable à cette authenticité: à cause de l'ornementation d'une part, et de la réalisation de la basse chiffrée d'autre part. Le mouvement est donc reparti de cette donnée simple: dans la musique ancienne, tout n'est pas écrit, donc il faut improviser. L'écriture de la musique est à la base un aide-mémoire ? l'écriture neumatique en est une illustration frappante. Et cet aspect d'aide-mémoire, par opposition à un programme exact de ce qu'il faut exécuter, est encore présent dans la musique de l'époque baroque. Ce qui ouvre tout naturellement un espace à l'impovisation.
On peut dire que dans les musiques plus récentes, un langage s'est peu à peu développé en dehors de ce lien à l'improvisation.
Dans un ensemble baroque, dans un groupe folklorique hongrois, dans un groupe de jazz, il y a toujours: une basse, un instrument harmonique (piano, guitare, cymbalum, etc.), peut-être encore un instrument rythmique, et des instruments mélodiques. Chaque musicien, avant de savoir ce qu'il va jouer, sait quel est son rôle, et connaît les règles du jeu. Dans une telle structure, on peut faire de la musique avec un degré d'improvisation variable: dans une danse populaire, on joue sur la variation et l'ornement. Dans le jazz classique, on part d'une chanson (un standard) et on improvise tout à partir de la structure harmonique, qui reste fixe. Le free-jazz est un exemple extrême: il n'y a plus que de l'improvisation. Dans l'orchestre symphonique, c'est l'opposé: le musicien ne joue pas en fonction de son rôle dans une division des tâches qu'il maîtrise. Il joue trois mesures, attend 44 mesures, rejoue onze mesures. Le danger, à partir du moment où l'on fait une telle musique, qui peut avoir par ailleurs toutes les qualités que l'on sait, c'est que les musiciens cessent de comprendre ce qu'ils font.
Pour autant, il ne faut pas se tromper de débat: il y a certes la question de l'improvisation appliquée au répertoire. C'est intéressant, c'est très bien. Mais le véritable enjeu est ailleurs: il s'agit de se reconnecter à quelque chose de fondamental, indépendamment d'un répertoire. Et je crois que ce lien, si on le restaure, est à même de revitaliser notre rapport à la musique d'aujourd'hui. Notre démarche, en dépit des apparences, n'est pas orientée vers la musique d'hier, mais vers la musique contemporaine, et celle de demain. La musique ancienne nous sert à apprendre.